Une qualité essentielle de la typographie réapparaît après 50 ans d’oubli
À l’époque de la typographie au plomb, il allait de soi que le dessin d’un caractère présentait des variations selon les corps auxquelles il était destiné. Le passage au numérique avait aboli cette pratique, pourtant fondamentale. Elle revient enfin en grâce, avec les fontes variables, les corps optiques, et la dernière mise à jour d’InDesign.
Le plomb aura été le véhicule de la lettre imprimée depuis la Renaissance. Il lui aura donné son imagerie, son univers, sa mythologie, et aussi ses bonnes pratiques. Un de ces usages était que la création d’un caractère entraîne nécessairement la création de plusieurs variantes du dessin.
Un premier dessin était destiné aux petits corps, pour la composition des pavés de textes. Un autre dessin était destiné aux corps intermédiaires, pour les chapô, intertitres, et autres légendes. Un autre dessin était destiné aux grands corps, soit les titres d’ouvrage ou de chapitres.*
Après cinq siècles de bons et loyaux services, le plomb laisse sa place à la photocomposition dans les années 60, puis elle-même au numérique dans les années 80. Dans ce mouvement, la pratique de créer des variantes de formes adaptées aux corps aura été complètement sacrifiée sur l’autel de la rentabilité.
Une numérisation hâtive
Tous les caractères numérisés à partir des années 80 l’ont été sur un seul dessin de base. Cette interprétation vectorielle pouvait ensuite être projetée à n’importe quelle taille, sans perte de précision du contour. Si le principe paraît pratique au premier abord, il entraîne en fait un terrible affadissement de la typographie.
En effet, puisque la fonte numérique devait être utilisable autant en petit qu’en grand, les dessins choisis comme modèles furent le plus souvent des corps intermédiaires. Il en résulta des caractères numériques pas assez efficaces en petits corps, et pas assez affirmés en grands corps. Des typos tièdes, en quelque sorte.
Et on a vécu avec ça pendant quarante ans. Les typographes n’auront pourtant pas ménagé leurs efforts pour tenter de ré-introduire la culture de la variante de forme, qu’on appelle désormais le corps optique.
Retrouver la finesse perdue
Dans les années 90, Adobe aura introduit les Multiple Masters, une technologie géniale qui permettait à l’utilisateur lui-même de créer sa propre variante de dessin, selon plusieurs paramètres, dont le corps. Sans succès. Trop compliqué, probablement, pour le graphiste moderne pressuré par des clients toujours plus impatients.
L’idée des Multiple Masters renaît vers 2015 avec les fontes variables. Cette fois-ci tout le monde s’y met : Microsoft, Adobe, Apple, ainsi que Google. La technologie est plus en phase avec les besoin du marché, et mieux intégrée car portée par le format OpenType, déjà en place dans les logiciels de design comme dans le web.
Ainsi depuis 2015, le marché de la typographie voit apparaître un nombre croissant de fontes variables, qui permettent tout un tas de merveilles, dont celle qui nous intéresse : faire varier le corps optique.
En 2021 la dernière marche de cette évolution a été montée, avec l’apparition dans InDesign (16.2) d’une nouvelle préférence : le mapping automatique du corps optique. Une fonte variable adapte désormais automatiquement son dessin, que l’utilisateur la compose en petit ou en grand corps.
Les graphistes ont donc, enfin à nouveau, des moyens efficaces pour composer les textes dans les règles de l’art. Il leur suffit de veiller à choisir une fonte variable qui possède un axe de « corps optique ».
Mais encore faut-il qu’ils le sachent, pour pouvoir en profiter. Car on ne peut pas dire qu’Adobe ait fait beaucoup d’effort pour faire connaître l’info à ses utilisateurs.
La révélation des corps optiques
On en était là, jusqu’à ce que, cet été, surgisse sur mon écran une fenêtre digne d’une apparition de l’archange Gabriel. Saint Adobe daignait m’annoncer que ma fonte était variable, et qu’elle allait varier toute seule. La firme de San José faisait, enfin, un peu de pédagogie.
Car à quoi sert de mettre en place de nouvelles technos si on ne prévient pas les utilisateurs ? Tous les graphistes et directeurs artistiques ont-il conscience des énormes bienfaits des fontes variables ? Il reste certainement encore un peu de travail avant d’y arriver.
Mais enfin on peut être optimistes. Les logiciels, Mac comme PC, ainsi que le web, prennent de mieux en mieux en charge cette technologie. Quand aux fonderies, elles ne cessent de proposer de nouvelles fontes variables aux comportements les plus singuliers.
Il n’y a plus qu’à faire preuve d’un peu d’audace et de créativité, et la typographie regagnera toutes ses lettres de noblesse… qu’elle avait un peu perdues dans l’enthousiasme de la révolution informatique.
Bonjour,
il serait assez sympa d’avoir une liste de polices compatibles à la fin de l’article.
Merci
Vous affirmez « Tous les caractères numérisés à partir des années 80 l’ont été sur un seul dessin de base. » et placez à partir de Multiple Masters le retour des graphies différentes suivant le corps.
En réalité, le système METAFONT de Donald Knuth, utilisé conjointement avec le système TeX (ou LaTeX), datant de la fin des années 70 — début des années 80, avait déjà des graphies différentes suivant les corps.
Ce système est utilisé pour la mise en page de nombreux ouvrages et articles, notamment en mathématiques et sciences avoisinantes (informatique, physique).
Bonjour David, Je vous remercie pour cette précision, parfaitement exacte.
J’essaye dans ces articles de rester assez concis pour ne pas décourager la lecture, et cela me fait parfois omettre certaines articulations. Le système des MetaFont a en effet très bonne réputation parmi les typographes ! Mais il n’a hélas jamais dépassé le cadre confidentiel du milieu scientifique. Je ne l’ai moi-même jamais utilisé de mes mains.
J’ai également passé sous silence le fait que dès les premiers temps de la numérisation, certains caractères « statiques » ont été dessinés dans une logique de famille étendue, avec des versions text et des versions display, qui permettent à l’utilisateur d’adapter manuellement le dessin au corps du texte.
Et en réalité, on trouvait même déjà cette logique de corps optiques « statiques » à l’époque de la photocomposition…
Mais encore une fois j’essaye de ne pas faire trop long, afin de faire passer le message auprès du plus grand nombre.
Et en l’occurrence, expliquer simplement le principe de l’adaptation automatique du corps optique, n’est pas une mince affaire ! J’espère y être parvenu un peu.