Histoire des signes monétaires : la livre sterling (3)
Je pensais n’écrire que trois petits paragraphes sur ce signe tellement connu. Mais l’écriture de cet article a pris la tournure d’une véritable petite enquête. Entrons dans l’histoire de la livre sterling.
La livre sterling, en anglais pound sterling, est peut-être le plus joli des symboles monétaires. Son dessin est merveilleusement contrasté entre un L capital ondoyant et une inflexible traverse centrale.
Sauf qu’on est en droit de se demander à quoi se réfère le L, justement. Ni à Pound, ni à Sterling, à l’évidence. Alors, à quoi ? au français « Livre » ? Ce serait bien étrange. Il faut ici aller chercher un peu dans l’histoire des systèmes de mesure pour comprendre.
Livres romaine et impériale
Tous les pays d’Europe au Moyen Âge présentaient des systèmes de mesures extrêmement variés et complexes, loin de la rationalité du système métrique. À travers le temps, des réformes de ces systèmes se succédaient, au gré des besoins et des volontés des puissants. Ces décisions étaient mises en application par les monnayeurs, chargés de fabriquer les pièces de monnaie.
Les monnayeurs divisaient donc une livre d’argent ou d’or en une certaine quantité de pièces. On créait ainsi une relation entre les poids et la monnaie, et l’on prit l’habitude de désigner la monnaie dans cette relation au poids. Or l’unité principale de mesure du poids dans l’orfèvrerie depuis l’empire romain était : la livre. La mesure de cette livre variait selon la pays, et les divisions de ces livres variaient également.
Dans l’Empire byzantin, par exemple, la livre valait 325 g, et était divisée en 72 pièces de nomismata. La livre de Charlemagne valait 435 grammes, et on en taillait 20 sous ou 240 pièces de deniers. Au Moyen Âge, la livre française variait suivant les provinces entre 380 g et 552 g.
Pound sterling
La monnaie finit donc par porter le nom de la mesure du poids, par métonymie. Du latin libra a découlé un ensemble de termes : livre en France, lira en Italie ou en Turquie, et… pound au Royaume-Uni, par l’entremise de l’expression latine libra pondo (« le poids mesuré en livre »).
La livre anglaise sera ensuite affublée de l’épithète « sterling », dont l’histoire est étonnamment confuse. Les historiens hésitent entre une étymologie qui viendrait d’une ancienne monnaie normande portant une étoile (Stoerra) ou d’une autre monnaie apportée par de marchands venus de l’est (Easterlings).
Un chercheur français a par ailleurs avancé une hypothèse alternative, évoquant le système de l’estelin (ou esterlin), un autre système de poids en usage dans l’orfèvrerie en parallèle de la livre. Importé en Angleterre par Guillaume le Conquérant, il serait resté en usage outre-manche, tandis que plus tard Saint Louis l’abrogeait en France.
Le dessin typographique de la livre sterling
Quoiqu’il en soit, notre livre sterling est symbolisée par un L capital cursif barré. Et comme pour le dollar et l’euro, on est amené, en tant que typographe, à se demander si il faut y mettre une ou deux barres.
Au début de mes recherches, je n’ai trouvé aucune théorie permettant de préférer l’une ou l’autre option. Toutes les sources évoquent un choix purement stylistique. La banque d’Angleterre a d’ailleurs toujours utilisé les deux options : en général avec la double barre jusqu’au début du 20e siècle, et plutôt avec la barre unique depuis le 20e siècle.
Jusqu’à ce que je lise, sur une ancienne page du Royal Mint Museum une proposition intéressante sur la construction du signe. D’après eux, la barre serait un signe indiquant l’abréviation (du mot « Libra », comme on l’a vu plus haut).
Il est vrai que ce type d’abréviations était extrêmement fréquent par le passé, notamment au Moyen Âge et à la Renaissance. Voici un exemple parmi des centaines d’autres, dans ce manuscrit du 13e siècle : le p barré d’un trait signifie la contraction de « per », pour former ici le mot « operandi ».
La barre horizontale du £ ne serait-elle vraiment qu’une marque d’abréviation, à la mode médiévale ? et non pas une symbolique iconographique, comme dans le dollar ? ou encore la rémanence d’un geste calligraphique, comme dans le pied-de-mouche ? A vrai dire, je n’y avais jamais pensé. Mais maintenant que l’idée est là, elle me semble évidente.
Tilde
J’ai demandé son avis à Marc Smith, directeur d’études à l’École nationale des chartes, et il me confirme : « En effet la barre dans £ est un signe d’abréviation tout ce qu’il y a de générique. C’est un tilde ~ dans la forme adaptée à une quelconque lettre à haste […]. Au Moyen Âge on l’écrivait plutôt avec l minuscule, L majuscule £ s’est imposé à l’époque moderne. »
Et Marc d’illustrer son propos avec cette image, tirée d’un diplôme du roi de France du XIe siècle. Et de déchiffrer : « On lit les mots « scilic(et) l(ibras) sexaginta ». Ce qui signifie « à savoir soixante livres ».
Le grand « l » barré entre les deux points, c’est bien un « £ » datant du onzième siècle !
En paléographie, on parle bien de « tilde ». C’est ici, non pas un signe diacritique mais un signe abréviatif. Avec le temps et l’usage calligraphique, le tilde a pris son côté ondulé, dans lequel il a été figé quand il a été transformé en diacritique. Tous le monde connaît le célèbre ñ espagnol. Mais en tant que signe abréviatif, le tilde pouvait se trouver ondulé ou droit.
Alors, une barre ou deux barres ?
Et c’est bien ce tilde abréviatif qui est à l’origine du symbole de la livre sterling d’aujourd’hui. Quant à la silhouette sinueuse du L capital, elle provient des écritures bâtardes modernes de type anglaise.
Ce qui nous amène à conclure que le L doit logiquement être traversé d’une seule barre, et non pas de deux. Non pas qu’on ferait une erreur avec une barre double… mais disons qu’une barre unique respecte plus rigoureusement la logique historique du caractère.
Il n’est en tous cas pas étonnant que, pour symboliser la plus ancienne monnaie encore en circulation, on ait recours à un signe issu d’une longue et vieille tradition.